vendredi 7 mars 2014

L'île de l'ostentation


(Merci à Aurélien Daimé, jeune philosophe prometteur, pour ce titre)

Bienvenue sur cette planète vouée à l'explosion.
Dans une banale crise de larmes, je vais vous présenter ses habitants, ceux qui y vivent, et les programmes qui les mettent en marche. Cette planète est la résultante de dizaines d'années de nonchalance, de manque de considération. Les illuminés n'ont pas voulu se taire, n'ont pas pu être éliminés, et leurs idées farfelues sont devenues des dogmes, et font aujourd'hui légion. Leurs détenteurs sont devenus les diffuseurs d'une nouvelle société où les codes sociaux ont creusé les extrêmes : les plus beaux sont restés les plus beaux, et on a tout fait pour qu'ils deviennent encore plus beaux. Quitte à enfoncer les autres.

Ici, la politique n'existe plus. Elle a été ignorée au fil du temps pour finir par être oubliée : pas de partis qui tiennent, pas d'électeurs, et pas d'élus : le seul élu que l'on plébiscite est l'élu de son coeur. Celui qui fait voler des papillons dans mon ventre, qui me transporte. Mon double, ma moitié, mon unique. Celui que j'affiche le plus clairement possible pour me protéger.

C'est la dictature de l'apparence, de l'intime. Tout est sexe. Les concepts d'artiste et de mannequin ont disparu. Toute forme de concept renvoyant à ces notions archaïques est regroupée dans une catégorie sociale : les plaiseurs.

Cette élite sociale s'amuse et vise à s'agrandir : tout le monde veut l'être. Ces gens-là passent du temps dans les boîtes de nuit, chaque soir, à chercher leur cause de sommeil post-coïtale parmi ceux et celles qui dansent. Ceux et celles, car ce que l'on appelait bisexualité par le passé est devenue la sexualité aujourd'hui. On la conçoit d'ailleurs comme la recherche du plaisir et par l'expression de la réussite quand il est trouvé.
Les plaiseurs ont des dizaines de partenaires sexuels par an, et ils sont les seuls capables d'avoir une vie sexuelle légitime.

Dictature de l'affect, aussi donc. Dans un tel système, la critique morale n'est plus concevable : si tu n'es pas d'accord avec moi, je te reproche tes défauts physiques. Et ces défauts font que j'ai raison. A tous les coups, tu es un déplaiseur, une personne dégoûtante : tes kilos en trop ou tes centimètres en moins te placent hiérarchiquement inférieur à moi. Il était grossier de ta part d'exprimer ton opinion : si la tienne diverge de la mienne, c'est que tu me détestes, pas autre chose. Alors je te déteste, et je t'élimine parce que tu veux me tuer.

Tout est sexe, disais-je. Les vidéo-clips sont des courts-métrages érotiques, les média sont devenus de gigantesques machines à se branler. Les magazines féminins sont truffés de pages de sexologie, et ne contiennent désormais plus que cela et la rubrique beauté et soin.
Car les femmes de cette planète ont compris qu'elles avaient l'avenir pour elles : dans l'ancien temps, les hommes les ont malmenées, réduites en inférieures, bafouées. Il était temps pour elles de prendre leur revanche et de devenir à présent le sexe fort. Vous l'avez compris, la planète est une terre qui a subi une féminisation de la société. Car l'homme s'y est lui-même réduit à sa fonction hormonale, en laissant disparaître, génération après génération, ses facultés de jugement intellectuelles, et tout ce que son esprit contenait de moral. Il devient un ensemble de terminaisons nerveuses qui libère des endorphines en permanence.


Je ne veux pas vivre sur cette planète. On n'y est pas encore, mais la caricature a juste un peu forcé le trait. Regardez simplement dans la rue! Ces automatismes débiles qui me dégoûtent... Mais arrête de tourner la tête à 180° comme un crétin ! C'est juste une femme que tu viens de voir passer ! ARRETE ! Mais arrête ! A quoi tu penses quand tu fais ça ? Tu ne te contrôles pas ? Il te suffit de poser tes yeux sur une zone graisseuse de son anatomie pour te réduire en bouillie... Regarde-toi, regarde-toi le plaiseur, celui qui drague, celui qui domine le monde, le dernier rempart de l'humanité sur cette planète. Regarde-toi lâcher ta bave, tel un éjaculateur précoce, que je regarde ton voisin faire la même chose.

Et toi donc, le concentré de vulgarité ambulant. A quoi tu passes tes journées ? A la pornographie suggérée. Tu vas t'acheter des macarons parce que tu as lu quelque part qu'un orgasme faisait éliminer son équivalent en calories ? Fantastique. C'est pour ça aussi que tu manges de la viande épicée et que tu fais de l'équitation, pour rien d'autre j'imagine ? Et tu traines sur Facebook, sur Twitter, et autres phagocyteurs de la jeunesse, à balancer des photos. De toi, de toi et encore de toi. De toi, le centre du monde. Et deux jours après avoir rencontré un tas de testostérone ambulant, tu en fais ton identité. On ne te voit plus être, tu n'existes que par lui...

Et voilà deux centres du monde qui mettent par courants de convection sur le même piédestal. L'un parle de l'autre dans les trente premières secondes de toutes ses conversations, pour se protéger.

L'ostentation, toujours : celle qui fait que quoi qu'on fasse, on le fait en hurlant. Car voilà, au-delà de toute caricature grossière, ce qui nous attend. Une oreille humaine qui n'entend que cris et gémissements, un oeil qui ne voit que stupeur et tremblements. Partout. Car ils se sont habitués à une certaine intensité de son et d'image, alors pour les faire répondre, on tourne à fond le bouton. Jusqu'où ? Jusqu'à ce qu'il soit en permanence à onze sur dix dans l'amplification, et que la sensation d'orgasme en elle-même nous paraisse banale.

Alors de grâce, à vous tous les plaiseurs, laissez-moi. Laissez-moi être différent et refuser ce monde. Ne vous déplaise. Mais ne venez pas sortir des sentiers battus, parce que désormais, officiellement, ces sentiers sont ma planète.



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