jeudi 26 janvier 2017

Pocket Monster

Ce soir nous avons parlé.
Par écrans interposés. Whatsapp est la peau de chagrin de notre histoire zombie.
Nous, c'est un néant incompressible. Un rien qui a le poids de tout, et qui par-dessus tout refuse de mourir.
Car je suis incapable de te tuer. Comme incapable de t'aimer d'ailleurs. Il faudrait pour choisir l'une des deux actions, que j'arrive à me mettre en tête qu'il y a d'autres poissons dans l'océan.
Bah non. Y a plus de poissons. D'ailleurs y a plus d'océan non plus. Reste une flaque colorée à mon aigreur de méthane, que six ans d'enfermement progressif n'ont fait qu'assécher.
Ce soir le dernier des poissons avait beaucoup d'arêtes qui me restent en travers de la gorge.

Parce que tu reviens, comme un mauvais reflux.
Parce que je ne sais plus émettre un refus.
Parce qu'après toi je ne serai que reclus.
Et que de toi je ne serai jamais repus.

Je m'enfile ces vers comme tu as bu les tiens le jour où tu m'as recontacté. Et ça n'était que ça, qu'un moment d'ivresse, mais pas de faiblesse. Ça n'est toujours que ça.

«Ça valorise de parler à un monstre», m'as-tu dit ce soir. En ce moment j'ai plutôt besoin qu'on oublie que je suis un monstre. Mais je crois que me traiter de monstre va me faire ressortir plus humain.
C'est peut-être ta façon de m'aider. Du vinaigre sur des plaies ouvertes.

mardi 17 mars 2015

Like a homo

J'arrivai à peine chez Laurent.
19h45.

J'avais un quart d'heure de retard. C'est marrant, quand je vivais à Lyon, j'entendais parler du fameux quart d'heure lyonnais. Quand j'étais à Tours, c'était le quart d'heure tourangeau...

Mon quart d'heure français et moi-même arrivâmes donc devant la grande et grise bâtisse où habitait Laurent. C'était un immeuble sinistre, sans âme et sans vie, où les gens, probablement, n'occupaient leurs journées que de deux façons: baiser, parce qu'ils s'ennuient à mourir, et dormir, pour la raison précédente.
Il y avait plus d'antennes paraboliques que de vêtements ou de pots de fleurs aux fenêtres. Sûrement parce que dans ce genre de coins, on se sent tellement étranger à tout qu'on garde tout ce qui nous rattache à l'extérieur dans nos quatre murs, avec une ironie qui défie toute concurrence.

C'est ce genre de bâtiment qui "sentent bon les épices", comme disent les politicards qui les ont fait construire, sans évidemment qu'ils y aient mis les pieds une seconde. En guise d'épice, ça sentait surtout les poubelles et l'urine.

Le nez dans mon col roulé, je pressai la touche de l'interphone et caressait son nom, négligemment. Un geste presque infantile, répétitif, quasi inconscient. Et quand il eût ouvert la porte, j'en profitai pour regarder mon reflet dans la véranda.
Ce soir, tu vas mettre le paquet, mon grand. Ce petit cul, il est à toi, et tout ce qu'il y a autour aussi.

On s'était donné rendez-vous chez lui pour une petite soirée jeux vidéo entre garçons. Entre deux garçons. Je m'imaginais que ça devait être un signe de sa part, un rapprochement tacite. C'est mon problème, mon imagination va toujours largement au-delà de la réalité.

Après avoir monté les quelques marches qui me séparaient de son appartement, je passai la porte de chez lui, le sourire aux lèvres. Ça sentait bon la farine, l'huile et l'arrabiata.
"Hey, salut le Rital", lançai-je en guise d'introduction.
"Ah, salut. Dis donc, je ne t'attendais plus, toi", reprit-il dans un sourire taquin. Je savais très bien qu'il n'aimait pas les retards, mais j'étais son meilleur ami: j'avais pour ainsi dire tous les droits.

Pendant qu'il terminait d'égoutter les pâtes maison qu'il venait à peine de cuire, je racontai mes déboires de la journée, il me racontait les siens. Puis on se mit à table, dans le salon. Les pâtes fumaient encore quand il posa le plateau sur la table de la salle à manger, et aussitôt après, Laurent remit le son de la télé. En bon célibataire, il n'appréciait que peu le silence de longue durée, alors la télévision laissait toujours un fond sonore, une compagnie qu'on écoute plus qu'on ne la regarde. Il faisait également partie de ces jeunes hommes middle-class qui sont devenus accros à l'information sous toutes ses formes. Flux RSS, chaînes en continu, JT, il conjuguait l'actualité au présent progressif, et parfois même au futur proche.

La présentatrice du journal télévisée, Laurence Ferrari, apparut dans un mélange de brushing lissé et de professionnalisme. L'air grave, elle annonçait du bout des lèvres les principaux titres.

"Ah, cette Laurence. Je la baiserais mal, mais je la baiserais bien quand même", me fit-il en appuyant un clin d'œil complice.
J'acquiescai doucement. En réalité, je n'étais pas spécialement d'accord avec lui. Voyez-vous, Laurence Ferrari n'est pas vraiment mon type. Je les préfère avec moins de seins, et plus de pomme d'Adam.
Et plutôt que Laurence, moi mon type, c'est Laurent.

Je lui rendis malgré tout son clin d'œil et son sourire en guise de monnaie: en dépit de nos années d'amitié en commun, je m'étais toujours refusé de lui avouer que j'étais gay.

L'animatrice épluchait les différents sujets du jour, et en premier lieu ce soir, les manifestations à Paris: elles avaient pris une ampleur démesurée, et le Premier Ministre ferait une allocution sur le plateau en direct.
À peine élu, François Hollande avait décidé de légaliser le mariage pour tous, et des centaines de milliers de personnes, dans toutes les villes de France, entendaient bien le transformer en mariage pour personne.
"Pfff, commença Laurent. Regarde dans quel état ils vont nous foutre la pays..."
"Ouais, c'est clair, confirmai-je. Même pas trois mois que l'autre est au pouvoir, ils commencent déjà à foutre la merde."

À ma grande surprise, Laurent ne repartit pas tout à fait dans ma direction.
"Mais qui fout la merde? Attends, deux mecs ou deux nanas qui se marient. Et quoi encore? Une cérémonie avec des collants roses et une pièce montée en forme de godemiché?

Je n'arrivai pas à croire ce que je venais d'entendre. Les représentants de la Manif Pour Tous, ou Manip Pour Tous comme je préfère l'appeler, tenaient des propos abjects, et j'entendais les mêmes de l'autre côté de l'écran, provenant d'une bouche que je voulais embrasser un an auparavant.

Ce soir les épices arabes eurent le goût du fiel, et je sentis qu'une amitié de plusieurs années ne prenait pour chemin que l'effondrement dans les sables mouvants de l'obscurantisme.

mardi 3 février 2015

Hidden Palace

Je sais que tu me caches des choses.

Ce regard qui hésite, quand tu m'en parles, avec cette impression d'être aussi gênée que tentée d'aborder le sujet.
"Non, mais moi, j'ai un problème avec ça, c'est tout", expédies-tu, bottant en touche. Comme si ce ton péremptoire te mettait à l'abri, et se suffisait à lui-même.Pourtant je vois bien qu'il y a des choses que tu ne veux pas me dire. Et que tu ne me diras probablement jamais. J'ai longtemps pensé que tout ça, c'était à cause de moi. Parce que, comme une évidence, je n'étais pas fiable, pas gérable comme ont dit certains, et qu'en toute logique tu ne me trouvais pas digne de confiance.

Mais en fait, les choses sont comme souvent, beaucoup plus simples: tu tiens à ton jardin secret. Tu es quelqu'un d'extrêmement bien élevé, qui ne parle jamais de ses problèmes. Parce qu'évoquer ses soucis, c'est pour toi être au pire quelqu'un de faible, au mieux quelqu'un de superficiel, et dans les deux cas quelqu'un d'inintéressant.
Tu penses sans doute à toutes ces femmes et à tous ces hommes qui dévoilent tout d'eux tout de suite, à grand renforts de snaps, de tweets, de likes, et autres mots courts et tranchants réservés à ceux qui pensent trop vite. Tu ne veux pas leur ressembler, et tu as raison, je crois.
Et je t'aime ainsi: incompréhensible, aléatoire, résistante à la bêtise, et bêtement irrésistible. 

"Il faut cultiver notre jardin" : toi, tu es de cette trempe de gens qui, non contents de le cultiver, en ont fait un mode de vie; cultiver son jardin secret, c'est ne pas avoir peur d'y retourner, régulièrement, pour l'entretenir. D'y aller pour couper ses mauvaises herbes-tracas du quotidien, arroser ses pousses d'arbres-espérances, et ramasser ses feuilles mortes-problèmes. Et tout cela en privé, sans en faire l'étalage, sans rien demander en retour.

J'espère un jour que tu m'emméneras voir cette pièce. Ta pièce secrète. Elle le restera, ce sera la nôtre. Notre pièce secrète. Tu me laisseras devant la porte, et je t'attendrai. Comme un brave type qui patiente le temps que son amie sorte du travail, ou de l'école.
Ou peut-être un de ces quatre matins, j'entrerai avec toi. Silencieusement. Une fois à l'intérieur j'écouterai le bruit de cette pièce, où tout n'est que toi. J'écouterai ce qui s'apparente au ghetto de ton surmoi. Sans mot dire.
Car comme disait Charles Péguy, et c'est plus vrai que jamais, heureux sont les deux amis qui s'aiment assez pour se taire ensemble.

samedi 24 janvier 2015

Si j'avais su

Si j'avais su qu'en fait, cette couverture n'etait pas si large, je ne me serais sûrement pas obstiné à la tirer vers moi toutes les nuits. Ou alors j'en aurais acheté une autre, j'habite à 15 minutes d'un magasin de literie.

Si j'avais su qu'une odeur peut partir très facilement au lavage, je ne me serais pas précipité au lavomatic ce matin.

Si j'avais su que j'allais me fracturer la main, je n'aurais sûrement pas voulu donner ce coup de poing dans ma porte cette après-midi.

Si j'avais su que l'opération "Vider la corbeille" était définitive, je n'aurais pas essayé de me persuader que l'on peut effacer, dans un geste voulu puissant, 5 ans de photos de vacances en 5 secondes.

Si j'avais su que finalement, je les aimais bien ces pantoufles débiles en forme de Hello Kitty, je n'aurais pas crié que jamais plus je ne voulais les voir à côté de mes charentaises.

Si j'avais su qu'un gobelet pouvant contenir deux brosses à dents parait très grand quand il n'y en a plus qu'une seule.

Si j'avais su que quand une femme nous réduit en miettes, c'est elle qui pleure, j'aurais essayé de ne pas lui briser le cœur par la même occasion.

Si j'avais su que tu me quitterais ce soir, je n'aurais pas dit ces mots-là. Ou j'en aurais dit d'autres. Des mots qui m'auraient évité de ne plus avoir que le futur et le passé antérieurs comme choix. Car il n'y aura plus de mots. Simplement passer du "j'avais su" au "j'aurais du", en permanence aura pour toujours une odeur: ton odeur, celle des regrets qui ne partent pas au lavage.

Si j'avais su que l'on peut descendre d'un piédestal aussi vite qu'en monter, je ne t'en aurais pas érigé des tonnes.

Si j'avais su que l'amour qu'on nous vend avec force tenait à si peu de choses, je ne me serais pas engagé dans ce processus qui ne concerne que ceux qui gagnent.
Toujours.
Et jamais ceux qui ne gagnent qu'à la fin.


samedi 10 janvier 2015

Random - 2

Défi lors de l'atelier d'écriture 42: 

Ecrire en 15 minutes un texte comprenant les mots suivants:
hippopotame - poutre - entourloupe - éphémère - chocolat - luxure - obsolète

Du jour au lendemain, j'aimerais bien devenir un animal. Me transformer, à la manière des Animorphs.
J'en ai assez de la vie des humains, cette futilité, cette luxure permanente, toutes ces guerres pour des motifs obsolètes...

J'ai donc été voir un sorcier, dans la forêt de Rambouillet. C'est bien connu, la forêt de Rambouillet abrite son lot de sorciers, magiciens et autres elfes sylvains. Si si, je vous assure, sortez de la station de RER, et vous trouverez à gauche après la boutique de chocolats.

Je voulais devenir un animal que tout le monde trouverait beau, ou touchant. Un animal qui serait en dehors de toute haine humaine. Loin des conflits systématiques, détaché du pouvoir, du sexe, de l'argent, de tout ce qui corrompt l'esprit. Le bon compromis était de devenir un éphémère.

Vous les connaissez? Ce sont de joyeux papillons, rares, qui ne vivent que quelques jours. Ces petites bêtes sont quasiment invisibles: elles peuvent se poser sur un toit, une poutre, une table; elles pourraient même se poser sur la tête de quelqu'un, qu'on les remarquerait à peine. Exactement ce qu'il me fallait.

Je trouvai donc ce sorcier, au détour d'une clairière: je lui fis part de mon souhait, et il me chanta la formule suivante:
"Axifangor Elfilmili Istarrouth Esghiiiil"!
Je ressentis alors une grande torpeur m'envahir. Je me sentis grandir, grossir. Ma bouche devint immense, se gonfla, se remplit de dents énormes. Ma peau perdit toute sa couleur, et devint tour à tour très pâle, puis carrément grise. Mais c'est quand je me réveillai que je pris conscience de l'entourloupe.

Il m'avait transformé en hippopotame. Ça m'apprendra...

Moralité:
Si vous passez par Rambouillet, arrivés devant la boutique de chocolats, ne tournez pas à gauche. Entrez plutôt dans la boutique, et commandez une boîte de calissons. Ça vous fera toujours moins grossir.

dimanche 4 janvier 2015

2014 - C'était bien, en fait

Alors que la nouvelle année va me relancer à la face son lot d'incertitudes et d'imprévisions, je jette un coup d'œil dans le rétroviseur.

2014 aura été l'une des années les plus mouvementées de ma vie. Y a pas eu mort d'homme ou de femme, c'est déjà ça, mais mort de certitudes et de vaches sacrées. Je me laisse le temps de juger, avec le recul, si c'est une bonne chose ou pas.

L'année a commencé dans la petite ville d'Ecouen, où je passais mes nuits chez un couple d'amis de mon frère, quasi des inconnus. Mais surtout, un couple. Moi qui ai en permanence l'impression de déranger, dormir chez un couple aura été une expérience plutôt très pénible à vivre. Sans compter mon mode de vie toujours aussi décousu, et mes troubles du comportement alimentaire pas franchement adaptés à la vie en colocation.

Et même sans ça, je ne pouvais pas me permettre de rester très longtemps dans cet hébergement dépanneur mais précaire. Afin de me rapprocher un peu de mon école, je décidai de contacter un ancien collègue d'asso. Ironie du sort, trois ans après, c'est une nouvelle fois G2L2 Corp qui me permet de m'accrocher à une branche inespérée avant le ravin. Mes vingt kilos d'affaires et moi arrivions ainsi dans le quartier de Belleville, à Paris, où j'allais faire la connaissance d'une échelle et une mezzanine, avec qui mes relations seront plus complexes que prévu.

Prévoir, justement, c'était ce qui me faisait cruellement défaut à ce moment-là. Plus j'avais d'affaires, et plus on s'approchait dangereusement de la limite des 120 kilos que pouvait supporter cette mezzanine. Les nuits se passaient donc avec une crainte (certes limitée) de se voir passer à travers le lit un beau matin.
Enfin, j'avais oublié, ou fait mine d'oublier faute de mieux, ma crainte de dormir en hauteur. Déjà enfant, passer mes nuits en hauteur équivalait à son lot de grognements nocturnes et d'inconfort plus ou moins fréquent: j'ai pu constater à mes dépens que cet inconfort des hauteurs ne faisait pas partie de ce qui disparaît avec les années.
Après avoir retrouvé à plusieurs reprises mon échelle, mon oreiller, mon téléphone ou ma tablette éclatés sur le sol deux mètres plus bas, je finis au bout d'un mois, par me résigner: cette solution d'hébergement n'avait pas non plus d'avenir stable.

C'est peut-être à ce moment-là que les choses ont été les pires possibles. Faute de mieux, je ne pouvais que dormir dehors. Je conservai mes affaires dans la mezzanine bellevilloise, mais je n'avais pas de toit sur la tête. Enfin pas légalement, du moins. J'ai passé un mois et demi à dormir sous des tables, sous des ordinateurs, sur des chaises alignées, dans l'école 42. Non seulement ça n'étais pas autorisé, mais ça n'était pas recommandé non plus. Mon humeur a fini par en pâtir. Je devenais irascible, extrêmement susceptible, ne supportant rien, et mes barrières de sociabilité tombaient les unes après les autres.
Je ne dirais pas spécialement que j'ai traversé la même chose que les clochards que vous croisez en bas de chez vous, n'abusons pas, mais je comprends la haine de tout que ces gens ressentent. Quand vous ne savez pas où dormir, où vous laver, où manger un repas chaud, un rien suffit à vous mettre hors de vous...
...
Et à mettre les autres hors de vous.
D'abord mon frère. Les tensions s'accumulaient, je ne pouvais pas supporter de le voir lui aussi plonger dans d'autres affres, ceux du chômage et des blocages administratifs. Je tentais de lui prêter un ordinateur, je le lui reprenais quand je l'estimais indigne du cadeau que je lui avais fait. Je lui jetais des kilos de purin à la tronche, sûrement représentants de cette colère contre moi-même. Je n'ai jamais été très bon pour gérer les transferts.
Puis Estelle. À force d'avoir des conditions de vie déplorables, je m'attendais à ce que les amis le déplorent aussi. Seulement, les problèmes des uns ne sont pas ceux des autres, en dépit de toute empathie. La patience est une passion mais surtout, la passion a sa patience. Et donc ses limites.
"Quand je n'avais pas le temps pour toi, moi j'en trouvais quand même". Cette phrase a fait sur moi l'effet de vinaigre sur des plaies ouvertes. Celui qui te cloue au sol, alors que tu sais que l'arbitre a compté jusque 8, et tu ne veux même pas prendre le temps de lutter pour deux secondes.
L'une des valeurs les plus sûres disparaissait donc à son tour de ma vie, réveillant ma haine des piédestals et de ceux qui les font.

Au milieu de ce véritable chaos, j'essayais quand même de travailler un peu, et j'obtenais des résultats très moyens pour mon premier semestre de 42. (Deux "modules" validés sur 3, dont un d'un cheveu). Poussé par mon camarade Ludo, je forçais un coup de collier en mars-avril pour les deux semaines intensives de Web. Histoire de sauver ce qui pouvait l'être niveau scolaire: travailler dans les phases de rush au moins.
Car il faut bien l'avouer, pour le reste le cœur n'y était pas. Le mental n'y était pas. Je ne saurais pas décrire pourquoi, mais passer 24h par jour dans une école a de quoi user une volonté. Surtout quand ce n'est pas voulu. Se lever en pyjama le matin dans les couloirs, aller prendre une douche en voyant ses camarades se diriger vers les salles machine a quelque chose de terriblement fort symboliquement.

Et comme souvent dans ces cas, ma bonne étoile finit toujours par trouver une solution sans que je fasse quoi que ce soit. Je croisais une ancienne camarade de lycée, pas revue depuis 9 ans, comme par hasard dans le même métro que moi. Et comme par hasard toujours, elle connaissait des gens qui pouvaient me loger pas cher dans Paris.
Après une rencontre sommaire avec mes (donc) futures colocataires, habitant Alfortville. Je sentis dès le départ que les relations seraient compliquées. Une différence d'âge de 10 et 15 ans, pour deux jeunes femmes plutôt dans le genre "artistes". Comprendre par là fumage massif de joints et de clopes, jusque 5 ou 6h du matin, tous les jours ou presque. Pas vraiment le meilleur contexte quand on est censé travailler 90h par semaine et se reposer la nuit. Mais faute de grives, on mange des merles, alors je me contentai de ça. Mes affaires déménagèrent pour la cinquième fois en sept mois, et je me posai au milieu de ces deux femmes un peu étranges, mais avec qui, bizarrement, ça s'est plutôt mieux passé que prévu. Il faut dire que je passais la plupart de mon temps cloitré, entre les murs de ma chambre et mon école.

Comme un symbole, c'est à ce moment-là que je choisis de me barricader au maximum: je changeai de numéro de téléphone, et ne le donnai qu'à une poignée de personnes scrupuleusement choisies. Je changeai d'adresse aussi, et je ne la donnai à personne, pas même à mes logeuses chez qui je ne faisais pas arriver mon courrier. Cette bunkerisation est un phénomène assez courant chez moi, c'est ma façon à moi de réagir aux crises profondes. Certains se rebellent, se sentent pousser des ailes, d'autres rasent les murs. Moi, j'abats les murs, je rase la maison et m'enterre sous le chantier. Je ne me sens pas capable de faire autrement.

Dans ce nouveau contexte, je repris un peu du poil de la bête niveau scolaire, et bien que plus isolé que jamais, j'obtins de toute justesse les conditions requises pour partir en stage. Une bonne nouvelle au plus mauvais moment. Que faire? Rien n'est prêt, le processus positif que ce genre de nouvelle vient conclure n'est absolument pas en place. Donc encore une fois, je comptai sur la chance pour m'aider, ce qu'elle fit au-delà de mes espérances.
Un collègue étudiant posta une annonce de stage sur le forum de 42, pour un stage...à Lyon. Pourquoi pas? Nous étions alors mi-mai, et j'hésitai entre plusieurs solutions un peu partout. En parallèle de ça, je trouvai une nouvelle solution de logement, pour juillet. Si jamais je venais à rester à Paris.

Mais un événement vint chambouler la donne. La première semaine de juin s'organisait grâce à mon association la deuxième édition du Star Geek Universe à Lyon, petite convention modeste mais généreuse autour de ce que je me refuse toujours d'appeler "culture geek". J'avertis les responsables de l'association que je serais de la partie.
Faute de temps pour m'organiser et de capacité à en avoir (du temps), je dus arriver à Lyon tard le soir. Et à peine sorti de la voiture qui m'y amenait, j'éclatai en sanglots. La paix. Enfin, les voix dans ma tête se taisaient. J'étais dans un cadre bienveillant, loin de l'enfer inerte de ces derniers mois. Par un mécanisme que j'ai encore du mal à expliquer, je me sentais en sécurité où j'étais. Je passai deux nuits à inonder mes draps de larmes de joie, résultat de six mois durant lesquels au fur et à mesure, je sentais le monde s'écrouler autour de moi.

C'est en rentrant à Paris que j'ai dit relancé sans hésiter le stage lyonnais. Il me fallait revenir pour refaire le plein, me remettre à l'endroit. Après un entretien Skype où, je l'ai su après coup, j'ai fait plutôt bonne impression, j'obtenais un accord pour effectuer mon stage dans une start-up lyonnaise.

Et franchement, ce furent quatre mois complètement over-the-top. J'ai appris énormément de choses, j'ai rencontré deux gars aussi cool que sérieux quand il faut l'être, mes soucis financiers disparurent doucement grâce à plusieurs heureux concours de circonstances, puis les liens vers mes anciens piédestals se reconstruisirent, plus fragiles certes, mais avec cette prudente assurance qu'engendre les précédents qui déchantent.
Je revins pour la première fois à Paris début novembre pour honorer un cadeau qu'on m'avait fait. Une place au Zénith de Paris pour le concert de Lindsey Stirling. Et... quelle joie ce fut. Quel délice ce fut. Certainement l'un des plus beaux concerts qu'il m'aie été donné de voir. Je ressortis de la salle avec des étoiles plein les yeux et des violons plein les oreilles.
J'en profitai pour repasser par 42, où je compris une première fois que les choses avaient changé. Qu'il s'était passé quelque chose. Les regards des autres avaient changé. Dans le bon sens.
Est-ce le temps sans me voir qui créait une sensation de manque, et un plaisir des retrouvailles? Le contexte d'une soirée créant ce qu'il faut de bons sentiments? Je n'ai pas la réponse. Mais j'ai vu des gens contents de me revoir, comme si les mois de bête curieuse appartenaient au passé.

Je terminai mon stage avec un mélange de satisfaction et de regrets que ça n'aie duré plus longtemps, et après un mois de novembre où j'assistai pour la première fois de ma vie à un mariage d'amis à moi (et comme prévu, j'ai chialé), je reviens à Paris pour un mois de décembre où tout restait à écrire.
Ce mois se termina rempli de certitudes. Un toit au-dessus de la tête, l'assurance de ne pas manquer, des amitiés en bonne voie de reconstruction.

Ces petites choses qui ne signifient rien pour les gens qui réussissent, mais de vraies réussites pour ceux dont la vie, à un moment, n'a plus rien signifié.

Et comme en France, tout finit par des chansons, je laisse le mot de la fin à Sarah Slean qui saura chanter mieux que moi les niaiseries.

https://www.youtube.com/watch?v=YvBW7J7B9nE

lundi 17 mars 2014

One Chance - Partie 1

Onze heures.
Les quais étaient particulièrement surchargés de monde. A cette heure de la journée, le 24ème arrondissement de Paris peut atteindre des chaleurs insupportables. Il est impossible de faire le moindre pas sans se chevaucher, chaque action prend dix secondes à faire puisque la ville, la rue, le quartier, le trottoir est surpeuplé. Partout, dans le bâtiment, retentissaient les slogans de la Firme et de son Gérant, fraîchement reconduit par les plus hauts gestionnaires financiers du pays.
L'hypertrain de 11h05 arriva à Paris avec dix minutes de retard. Depuis l'apparition des hypertrains en 2230, les voyageurs n'arrivant pas à l'heure sont assez rares, mais cet hypertrain avait un visiteur particulier qui justifiait de son statut de retardataire.
Au milieu d'une foule grouillant sur le quai, isolée dans un des seuls scaphandres libres de la gare, Dolores Sangani guettait d'un œil la "sortie de l'hyp", comme elle avait convenu avec son compagnon. D'un œil uniquement, puisque son rétinécran lui permettait de suivre en parallèle l'évolution de ses données numériques. Elle suivait pèle-mêle les informations, les nouvelles de ses amis et du monde, et avait l'air autant amusée que concentrée sur ces données.
Les premières canicules de mai arrivant, elle avait détaché ses cheveux roux et sorti sa jupe verte d'été, ce qui faisait ressortir encore davantage ses yeux turquoise. Elle avait fait en sorte d'arriver très en avance sur le quai, pour trouver un scaphandre d'accueil disponible, et éviter la cohue de la fosse gratuite en tête de voie.
Son visage s'illumina d'un coup quand Stelio fit son apparition par la porte principale de l'hypertrain. Il était semblable à tous les hommes du XXIIIème siècle: très grand, brun, mat de peau et bronzé en permanence, vêtu de manière quasi unisexe, et d'ailleurs, sa pomme d'Adam hypertrophiée était le seul détail qui trahissait son genre. Il s'avança vers Dolores, lui tomba dans les bras. Depuis que le trajet entre Rome et Paris avait été réduit à une heure, les allers-retours devenaient plus fréquents entre elle et lui, mais il s'efforçait de recréer à chaque fois qu'il lui disait bonjour la magie du premier rendez-vous.
Ils s'efforcèrent tous deux de quitter ce lieu surpollué au plus vite, sans dire un mot, et quand ils furent à l'abri du vacarme de la foule, Dolores prit la parole :

" Comment te sens-tu?
- ...ça pourrait être pire. Tu sais, j'ai eu des années pour m'y préparer.
- Tu dis ça comme si c'était perdu d'avance. Le travail que tu as accompli à Rome risque de changer la face du monde à jamais.
- ...Il y a des chances, conclut Stelio d'un air à la fois désabusé et inquiet.

Après un sandwich vite croqué dans un point chaud, assourdissant et irrespirable, Dolores et Stelio se rendirent dans le quartier Vincennes vers 13h. Ils avaient rendez-vous au Keylab de Logopolis, le laboratoire où travaillait Stelio depuis dix ans déjà, et qui avait un immense amphithéâtre dans Paris.
Stelio devait y tenir une conférence sur les dernières avancées de son équipe de travail, qui avait tout prévu. Le visage de Stelio avait changé depuis l'entrée dans le Keylab : il affichait désormais un maintien assuré, et un air très sérieux. Les inquiétudes du déjeuner avaient laissé place à une assurance certaine, celle que l'on trouve chez les hommes qui sont payés pour faire, et non pas chez ceux qui sont payés pour dire, et encore moins ceux qui sont payés pour être.
5000 scientifiques étaient présents pour assister à cette conférence, et à chaque siège étaient attachés des dizaines d'écrans de toutes origines, pour retransmettre l'événement à travers la planète entière.
Après les formalités et les présentations d'usage, Stelio finit par prendre position devant le micro.

"Mes chers amis,
Notre monde va vivre une véritable transformation. Un changement comparable à la Révolution Industrielle que nous avons connue il y a quatre siècles. L'Histoire va être marquée à jamais, comme elle le fut lorsque le Moyen-Age fit place à la Renaissance, nous entrons dans une nouvelle ère, l'ère de l'homme bionumérique. Nous allons connaître une révolution biologique sans précédent, quelque chose d'inédit dans l'Histoire des Hommes. En effet, avec l'équipe de Logopolis Roma, nous avons créé une molécule numérique contenant tous les anticorps humains connus de ce monde. Les tests que nous avons effectué nous permettent d'affirmer que cette molécule peut être considérée comme un remède efficace à toutes les défaillances du système immunitaire humain. Vous l'aurez compris, les cancers, virus et autres maladies nucléaires ne seront plus que des mauvais souvenirs dans quelques jours. Cette molécule, nous l'avons appelé One Chance".

Et sur l'immense écran derrière lui, on pouvait lire en lettres non moins immenses ces deux derniers mots, dont l'élan d'espoir se ressentait jusque dans l'assemblée présente qui ne pouvait retenir ses embrassades et ses cris de joie.
Stelio termina son discours en expliquant que dès le lendemain, des prises de ce médicament révolutionnaire seront organisées à travers le monde afin de commencer une éradication pure et simple des nouvelles épidémies d'oxyrite qui s'étaient déclarées six mois plus tôt, sur les six continents. Et enfin, une surprise attendait les différents privilégiés présents dans l'amphithéâtre: une dose de One Chance était prévue pour chaque personne,  à administrer immédiatement. La molécule était composée de milliards de bactéries contenant chacune un programme informatique, et par un système de biométal, venant se loger directement dans le système nerveux central, pour reproduire le fonctionnement du cerveau et découler dans les organes malades en cas de contamination.
La fête battait son plein. Stelio était convié à donner des interviews dans toutes les langues connues. Il vagabonda de ville en ville, avec Dolores à son bras, rayonnante, qui ne comptais plus les moments où elle criait de bonheur devant la nouvelle popularité acquise de son compagnon.
La soirée approchant, il fallait raccompagner Dolores chez elle, alors les deux amants prirent la direction de Montmartre, où elle habitait. La nuit tombant, la chaleur était retombée et on recommençait à respirer sans masque dans la ville, et à pouvoir emprunter les rues sans bousculade.
Bras dessus bras dessous avec Dolores, Stelio lui lança :
"Alors, tu te sens mieux depuis cette après-midi?
- Oui! Mais ce n'est pas dû à ta molécule, mon amour.
- ... Tu avais raison.
- Comment ça?
- Je crois que je vais changer le monde."
Dolores éclata de rire et l'enlaça vigoureusement. Puis elle rit, encore, à gorge déployée, alors qu'elle arrivait devant son appartement.
"...Tu veux...monter? " demanda-t'elle, d'un regard qui en disait beaucoup plus.
D'un mot qui en disait beaucoup moins, Stelio la rejoignit dans son joli studio parisien. Il était presque 23h, et les bruits lointains de la ville-lumière se faisaient plus rares. Les deux jeunes amoureux ne se quittaient plus: Dolores était resplendissante, et était décidée à faire fondre Stelio de plaisir. Sans même prendre le temps d'allumer la lumière, elle le plaqua contre le mur, et l'embrassa de tout son corps. Leurs mains et leur langues se cherchèrent dans la pénombre quand le rétinécran de Stelio se mit à clignoter et à émettre un son curieux.
"Enlève-le, gémit Dolores tout en caressant le torse de Stelio sous sa chemise.
- Attends une minute, c'est le boulot. Qu'est-ce qu'ils me veulent à cette heure?
- Mmh. Ils veulent te féliciter...Et moi aussi. Viens, je sais exactement comment je vais m'y prendre...
- Oui, j'arrive dans une minute, ma douce. Ne bouge pas."

A moitié débraillé, Stelio fila dans la salle de bains, et activa son fil de messages: sa boîte interne était pleine de messages. Stelio marqua un temps d'arrêt: près de 50 messages en moins d'une heure, c'était alarmant. Il choisit l'option vidéo sur son scanner pour entendre les différents enregistrements.

"Stelio, c'est Dusan. Viens de toute urgence à Logo. On a fait une connerie."
"Tu es là? C'est Antonio. C'est horrible, nous avons tous merdé. Viens vite!"
...il prit à peine le temps d'écouter en diagonale les autres messages de collègues, tout aussi catastrophés. Il y avait même une intervention de Livio Logo, PDG de Logopolis Roma, qui lui intimait de se déplacer à Rome dans les plus brefs délais.
Stelio fit un pas de recul : que pouvait-il bien se passer sur son lieu de travail?

"Stelio...?" La voix de Dolores résonnait à travers la porte de la salle de bains.
Dans la précipitation, il ouvrit la porte, et poussa un grand cri.
"Dolores !! Mais...qu'est-ce qui t'arrive?"
- Je ne sais pas... j'ai soudain un terrible mal de tête."

Le nez de Dolores était en sang, comme si elle venait de prendre un uppercut en pleine tête. Ses yeux s'étaient également teintés de rouge.
"Aïe...Stelio....j'ai mal...!
- Ne t'inquiète pas, Dolores, ça va aller. Je suis là.
- C'était qui aux lentilles?
- C'est le boulot, une affaire urgente à régler. Je dois filer à Rome.
- Maintenant? Mais c'est de la folie! Aïe....Stelio, ça fait affreusement mal!"
Sur cette dernière phrase, Dolores cracha un filet de sang par sa bouche, et se recroquevilla contre le lit, pour finir à genoux, puis posa ses mains au sol.
- Stelio...je ne me sens pas bien...ne me laisse pas...!
- Je n'en ai pas pour longtemps. Je vais faire venir un docteur tout de suite, je dois vraiment partir.
... Dolores?"
Toujours à quatre pattes, Dolores releva la tête et sans dire un mot, regarda droit dans les yeux son homme, apeuré par son visage déformé par la douleur.
- Ne me laisse pas. Je...Je..."
Ses yeux se révulsèrent d'un seul coup, et elle s'écroula en poussant plusieurs cris de douleur.
Stelio, à cet instant, repassa toute la journée en revue : la gare, le sandwich, le Keylab, le parc, le lit, les messages de Logopolis...tout cela allait trop vite. Il fallait agir d'urgence.
Il utilisa la fonction téléphone de son rétinécran pour appeler un médecin de garde, et reprit sa veste.
Stelio se mis à repasser devant ce lieu qui, il y a quinze minutes à peine, symbolisait tant de bonheur, et désormais représentait la panique, la peur, l'urgence. Les arbres synthétiques redevinrent tout à coup synthétiques avant d'être arbres, les affiches du Gérant reprirent leur air superficiel, et la gare vers laquelle il fonçait à toute vitesse perdait son image magique du matin même pour redevenir un lieu où l'on se presse, où tout paraît trop lent, trop mal fait, trop inutile, et toujours trop fermé.